Pour un circuit court de l’audience

Max Leroy
Max Leroy

Face à la puis­sance des plate­formes, nom­breux sont les médias qui ont per­du la main sur leurs audi­ences. Rédac­tions, équipes pro­duit et édi­to, et si on repre­nait le contrôle ?

Lorsque l’on mesure et com­pare l’audience des médias français en valeurs absolues, de traf­ic ou d’abonné·es, il est facile col­lec­tive­ment de per­dre de vue un objec­tif édi­to­r­i­al et économique plus impor­tant : la créa­tion d’un lec­torat fidèle.

Alors qu’il est pos­si­ble de mesur­er la fidél­ité de son lec­torat avec des métriques de réten­tion, sim­i­laires aux busi­ness SaaS (par abon­nement), un autre indi­ca­teur révèle un obsta­cle en amont de cet objec­tif : l’origine du traf­ic des visiteur·euses.

Le traf­ic Web des sites d’information en ligne peut-être divisé en trois grandes caté­gories de visites :

  • Le traf­ic direct : celui des visiteur·euses qui se ren­dent directe­ment sur le média, sans pass­er par un inter­mé­di­aire, et con­tin­u­ent de nav­iguer au sein de ses con­tenus. Pour sim­pli­fi­er, prenons égale­ment en compte dans cette caté­gorie les vis­ites générées par les info­let­tres et cam­pagnes e-mails dont les médias ont la gestion ; 
  • Le traf­ic recherche : on par­le ici presque exclu­sive­ment de Google. Qu’il s’agisse des pages de résul­tats clas­siques, ou de pro­duits comme Google Dis­cov­er ou Google News ;
  • Le traf­ic réseaux soci­aux : avec pour grande par­tie le traf­ic des pro­duits Meta (Face­book, Insta­gram, What­sApp, Mes­sen­ger) suivi le plus sou­vent par Twit­ter, YouTube, LinkedIn, et Reddit.

Voici ce que l’on observe pour une dizaine de grands médias français (don­nés Sim­i­lar­Web), par­mi lesquels on retrou­ve Le Figaro, Fran­ce­in­fo, Le Monde, Medi­a­part, Ouest France, Actu et L’Équipe : pour un média sur deux le traf­ic indi­rect et inter­médié dépasse les 50 %. Et pour un média sur trois, ce traf­ic atteint les 70 %.

Imag­inez bien ce que cela veut dire : un tiers des grands médias français ne con­trô­lent pas l’origine de leur audi­ence, y com­pris récur­rente. Ils sont au con­traire assu­jet­tis aux règles d’un tout petit trio d’intermédiaires prin­ci­paux : Google, Meta (avec Face­book et Insta­gram) et Twit­ter.

Or, Mark Zucker­berg n’aime plus les news ; Elon Musk essaye tou­jours de racheter Twit­ter et reste somme-toute imprévis­i­ble quant aux médias ; enfin, Google tente tou­jours de cloi­son­ner encore un peu plus le con­tenu de ces grands médias dans une nou­velle plate­forme inter­mé­di­aire, Google News Show­case. La sit­u­a­tion est donc très loin d’être stable…

Cette hyper­dépen­dance aux inter­mé­di­aires est inquié­tante, peu liée au hasard, mais heureuse­ment pas inévitable. On en par­le sans naïveté et avec optimisme ?

Pourquoi s’inquiéter de cette relation 

La part de l’audience indi­recte, issue majori­taire­ment de Google et Meta, est inquié­tante car ce sont ces géants qui fix­ent et changent à leur gré les règles de dis­tri­b­u­tion et de vis­i­bil­ité des con­tenus des médias.

Et leurs inter­faces priv­ilégient non seule­ment la mise en con­cur­rence frontale entre médias et fake news, mais sont aus­si des­tinées à garder leurs utilisateur·ices à tout prix au sein de la plateforme.

Cette audi­ence indi­recte n’est pas unique­ment un nom­bre absolu de vis­ites dont on pour­rait se réjouir, tant il serait tou­jours supérieur à zéro. C’est aus­si le signe du temps, incom­press­ible, que passent les lecteurs sur ces plate­formes et pas sur un média de leur choix.

Bien que les classe­ments de l’ACPM pour­raient visuelle­ment nous le faire croire, les médias ne sont que très rarement en con­cur­rence entre eux.

Ils sont en con­cur­rence avec le pre­mier résul­tat com­mer­cial d’une page de résul­tats Google, avec 45 min passées sur Insta­gram ou Twit­ter sans s’en ren­dre compte, avec 2 h de binge-watch­ing sur Net­flix, avec une fake news qui tourne dans un groupe What­sApp, ou avec l’expression directe des mar­ques, des indi­vidus (poli­tiques, célébrités, influenceur·euses) via leurs pro­pres comptes sur les réseaux. C’est bien pour cela que cette con­cur­rence ne peut se gag­n­er en se félic­i­tant d’un nom­bre absolu de vis­ites. Elle doit être repen­sée stratégique­ment, dans une démarche édi­to­ri­ale et pro­duit au ser­vice du lec­torat.

Or, ce temps pré­cieux, passé à adopter les règles, for­mats, et fonc­tion­nal­ités de ces plate­formes, n’est pas util­isé pour con­stru­ire cette rela­tion priv­ilégiée avec ces lecteur·ices. Une dou­ble peine en somme.

D’où vient cet amour du trafic indirect ?

Une des premières raisons vient probablement de la passion historique des médias pour les données absolues d’audience 
« La radio la plus écoutée de France », « le jour­nal le plus dis­tribué », « l’émission la plus regardée ». Les médias en ligne n’ont, dans leur grande majorité, pas échap­pé à ce culte reposant sur le même mod­èle économique pub­lic­i­taire qui exploite ce vol­ume. Et lorsque seul le vol­ume compte, peu importe le nom­bre d’intermédiaires qui l’ap­por­tent. Bien qu’une par­tie de l’in­dus­trie se soit depuis tournée vers l’abonnement, on con­tin­ue de par­ler du nom­bre d’abonné·es : comme si leur acqui­si­tion devait se faire à tout prix, quel que soit le canal, sans s’interroger sur la réten­tion de ce lec­torat, avec la même clarté que tout busi­ness SaaS.
La seconde raison de cette hyperdépendance au trafic indirect est tout aussi tragique qu’elle est souvent inconsciente : la distraction de la nouveauté.

La vaste majorité du traf­ic des moteurs de recherche est issue des pages de résul­tats de Google. Il est donc néces­saire et légitime d’en com­pren­dre les évo­lu­tions : l’onglet Actu­al­ités, le car­rousel À la une, ou plus récem­ment de nou­velles sur­faces comme Google Dis­cov­er ou Google News Show­case.

Les médias en ligne ont pour­tant dû aller bien plus loin en 2016, en investis­sant des ressources de développe­ment pré­cieuses dans le sup­port dufor­mat AMP. En 2016, ce for­mat était alors oblig­a­toire pour espér­er fig­ur­er dans le car­rousel À la une. Cinq ans plus tard, Google n’a plus aucun intérêt pour ce for­mat. Les rédac­tions, elles, doivent désor­mais de nou­veau allouer des ressources pour le main­tenir ou le sup­primer. Oups.

Cette distraction est encore pire pour le trafic issu des réseaux sociaux.
Cha­cun d’eux est avant tout une entre­prise tech­nologique, avec la volon­té con­stante de créer des expéri­ences de con­tenus tou­jours plus natives, et tou­jours plus pro­prié­taires.

Rien n’est plus proche de la sto­ry d’un média que la sto­ry suiv­ante d’un·e ami·e et rien ne s’enchaîne mieux qu’un tweet, après un tweet (sans lire l’article de préférence).

Le défile­ment, par­fois même automa­tique, est roi. C’est le clic, ou le swipe up pour quit­ter l’application pour pour­suiv­re son intérêt qui requiert un effort et pas la décou­verte du con­tenu suiv­ant. D’où l’importance pour les médias de réfléchir à com­ment capter l’attention des lecteur·ices sur les réseaux et d’expliciter la promesse der­rière leur clic ou leur swipe up. De ne pas offrir toute l’information sur ces réseaux. Au-delà des ques­tions édi­to­ri­ales, entre les nou­veaux ser­vices à tester (RIP Club­House) et les nou­velles fonc­tion­nal­ités des plate­formes emblé­ma­tiques à adopter, le méti­er de prod­uct man­ag­er et sa feuille de route relèvent lui aus­si plutôt de la réac­tion per­ma­nente, que de la vision stratégique pour le lec­torat. Et les plate­formes sont aujourd’hui mieux équipées que les médias en prod­uct man­agers, développeur·euses, design­ers, ana­lystes, mar­keters pour créer ces expériences.

Comment fidéliser son lectorat

Il est indis­pens­able que les rédac­tions et les équipes pro­duits au sein des médias retrou­vent le con­trôle de leur feuille de route

Qu’elles se con­cen­trent sur des métriques de con­ver­sion et de réten­tion. Qu’elles cherchent par tous les moyens à inven­ter de nou­velles sources de traf­ic pro­prié­taire, et elles sont nom­breuses, comme elles le font déjà très bien avec leurs apps ou leurs info­let­tres. Et enfin, qu’elles repoussent avec courage l’attractivité de la nou­veauté, de la nou­velle plate­forme, de la nou­velle fonctionnalité. Car chaque minute d’un·e prod­uct man­ag­er, d’un·e jour­nal­iste, d’un·e design­er, ou d’un·e développeur·euse passée à apprivois­er la dernière fonc­tion­nal­ité de Google, Twit­ter, Insta­gram, Face­book, est une minute per­due à se con­cen­tr­er sur la créa­tion ou l’amélio­ra­tion d’une expéri­ence utilisateur·ice pro­prié­taire, basée sur l’intérêt spé­ci­fique de son lectorat. Qu’il soit abon­né ou non, c’est ce lec­torat fidèle qui per­met d’in­vers­er la pro­por­tion du mix d’audience en faveur des canaux pro­prié­taires du média.

Et c’est ce nou­veau mix, ce nou­veau rap­port de force, qui libère les ressources et la capac­ité d’action des médias pour s’intéresser plus à l’expérience de ces lecteur·ices et moins aux évo­lu­tions con­stantes des plate­formes externes.

Se détacher progressivement des géants du Web et construire des circuits courts avec votre audience

Com­ment aller dans la direc­tion d’un lec­torat plus fidèle et d’une moins grande dépen­dance au traf­ic externe des géants du Web ? Voici trois pistes à implé­menter dès demain dans vos rédac­tions ain­si que vos équipes pro­duit et marketing :1. Définissez un objectif en pourcentage de la part que le trafic  « propriétaire » représente sur le Web pour votre média.(Et pas en valeur absolue.) Sur la base de ce pour­cent­age à l’heure actuelle (30 % par exem­ple), vous pou­vez vous don­ner pour cible une amélio­ra­tion de 10 % sur six mois (soit 33 % tou­jours avec le même exem­ple). Pour établir ce traf­ic « pro­prié­taire » vous pou­vez com­bin­er votre traf­ic direct ain­si que le traf­ic issus des canaux sous votre con­trôle : info­let­tres, cam­pagnes mar­ket­ing, noti­fi­ca­tions, etc.2. Revisitez vos investissements technologiques dans les projets liés aux grandes plateformes externesQu’il s’agisse de l’exploration de nou­velles fonc­tion­nal­ités, à la main­te­nance de for­mats spé­ci­fiques, ou encore à la par­tic­i­pa­tion à des pro­grammes dédiés. Éval­uez et chiffrez leur impact réel à l’aune de vos coûts en ressources immo­bil­isées. Dès lors, n’hésitez pas à priv­ilégi­er des plate­formes dont l’expérience utilisateur·ice encour­age le lec­torat à nav­iguer vers la source ini­tiale du con­tenu, et ce même si ces ser­vices sont moins con­nus ou sexy (bon­jour Reddit).3. Réinvestissez dans votre lectoratAvec des fonc­tion­nal­ités exclu­sives pour les abonné·es (par exem­ple : arti­cle à offrir), des com­men­taires mod­érés et des échanges avec les jour­nal­istes inac­ces­si­bles sur vos pro­duits et pas sur les plate­formes tierces, etc. En 2023 soignez l’expérience de vos lecteur·ices les plus fidèles. Don­nez la pri­or­ité à ces fonc­tion­nal­ités dans votre feuille de route et soignez l’expérience de vos lecteur·ices. Ils vous le ren­dront bien.

À propos de l’auteur

Maxime Leroy est entre­pre­neur et expert en développe­ment d’audiences et de com­mu­nautés. Con­sul­tant pour Le Monde et chroniqueur pour Médi­anes, après avoir dirigé de mul­ti­ples équipes pluridis­ci­plinaires pour le New York Times, CNN et Meetup.

Médias, audi­ences et com­mu­nautés : retrou­vez chaque mois la chronique de Maxime Leroy dans l’infolettre de Médi­anes.

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Maxime Leroy est Vice President of Product chez POLITICO Europe. Il est chroniqueur pour Médianes.