Ben Smith : « Je ne demanderai pas aux journalistes de partager leurs opinions »

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Pour ouvrir notre série d’articles Médias & Opin­ions, le jour­nal­iste améri­cain Ben Smith, spé­cial­iste des médias, a accep­té de répon­dre à nos ques­tions. Dans nos échanges, par e‑mail, il nous a livré son analyse de la place de l’opinion dans les médias et nous en a dit un peu plus sur la réflex­ion édi­to­ri­ale qu’il mène à ce sujet dans la con­struc­tion de son nou­veau pro­jet : Semafor.

Spé­cial­iste du monde des médias, comme l’illustre son par­cours pro­fes­sion­nel aux mul­ti­ples cas­quettes, Ben Smith est le cofon­da­teur du média Semafor. Après avoir été le rédac­teur en chef de Buz­zFeed News, il a été chroniqueur média pour le New York Times entre 2020 et 2022. Avant cela, il a cou­vert la poli­tique pour de nom­breux médias dont Politi­co.

Semafor, un média d’information général­iste, en cours de con­struc­tion, devrait voir le jour le 15 octo­bre 2022, comme annon­cé lors d’un pré-événe­ment le 7 juil­let dernier. Les deux cofon­da­teurs Ben Smith et Justin Smith (aucun lien de par­en­té), deux som­mités des médias améri­cains (Justin Smith était directeur général de Bloomberg), ont annon­cé en jan­vi­er dernier qu’ils quit­taient leurs rédac­tions respec­tives pour lancer leur pro­pre média. Ils ont égale­ment dépêché des jour­nal­istes clés de grandes rédac­tions améri­caines pour rejoin­dre l’aventure Semafor. Par­mi eux, on compte déjà Gina Chua, anci­enne rédac­trice en chef chez Reuters, la jour­nal­iste Liz Hoff­man du Wall Street Jour­nal, le jour­nal­iste tech Reed Alber­got­ti du Wash­ing­ton Post, Joe Pos­ner qui a co-fondé la divi­sion Vox Video de Vox.com ou encore Kadia Goba, une jour­nal­iste poli­tique de Buz­zFeed News. Ces choix très pré­cis ne relèvent pas du hasard puisque Ben Smith con­sid­ère les jour­nal­istes comme des repères et des références pour les lecteur·ices. Il compte bien met­tre leurs voix en avant.

Selon un arti­cle du New York Times, Semafor se con­cen­tr­era sur des sujets clés comme la finance, la tech­nolo­gie, le cli­mat, la sécu­rité inter­na­tionale et la poli­tique améri­caine. « Il y a 200 mil­lions de per­son­nes qui ont fait des études uni­ver­si­taires, qui lisent en anglais, mais que per­son­ne ne traite vrai­ment comme un pub­lic, mais qui se par­lent et nous par­lent, a déclaré Ben Smith en jan­vi­er dernier, c’est ce que nous con­sid­érons comme notre public. »

Com­ment analy­sez-vous la sépa­ra­tion entre faits et opin­ions dans la presse général­iste d’aujourd’hui ?

Je pense que l’ar­ti­cle d’in­for­ma­tion tra­di­tion­nel en langue anglaise est une « boîte noire » dans laque­lle le point de vue du jour­nal­iste et les faits sont fusionnés.

Il est donc com­préhen­si­ble que des lecteur·ices ne sachent pas faire la dif­férence entre les faits et les opin­ions. Une grande par­tie de cette con­fu­sion se répand d’ailleurs sur les réseaux soci­aux. Ces plate­formes envoient toutes sortes d’autres infor­ma­tions et de dés­in­for­ma­tions qui vien­nent con­forter les préjugés des lecteur·ices.

Avez-vous des exem­ples de médias qui font un tra­vail de sépa­ra­tion claire entre les faits et les opinions ?

Je ne cit­erai pas de noms, mais je pense qu’il y a une manière de le faire qui me paraît ennuyeuse, qui con­siste sim­ple­ment à sup­primer toute analyse et à effac­er la voix du jour­nal­iste. Le jour­nal­isme sous forme de chronique est assez courant en France et encore rare aux États-Unis. J’ai été autorisé à le faire au New York Times. Un arti­cle dans lequel vous pou­vez à la fois annon­cer les nou­velles et don­ner votre point de vue sur celles-ci, tout en ayant con­science que les faits et votre point de vue sont deux choses différentes.

Capture d'écran du site de Semafor
Cap­ture d’écran du site de Semafor

Semafor accordera de l’im­por­tance à la sépa­ra­tion des faits et des opin­ions. Quelles réflex­ions édi­to­ri­ales avez-vous menées à ce sujet ?

Nous sommes en train d’in­té­gr­er cet élé­ment dans notre design, et nous espérons que vous l’ap­précierez lors du lancement !

NDLR : L’article du New York Times donne plus d’informations à ce sujet : « Les arti­cles de presse seront divisés en sec­tions dis­tin­guant les faits de l’opin­ion. Les titres des jour­nal­istes seront aus­si impor­tants que les gros titres. Les arti­cles de presse, conçus avec un fond jaune pâle et des titres bleu cobalt, seront divisés en sec­tions afin de faire la dis­tinc­tion entre les infor­ma­tions factuelles, l’analyse du jour­nal­iste et un éven­tail de points de vue sur les actu­al­ités. Les titres de reportages seront dimen­sion­nés de la même manière que les gros titres, dans le but de nouer des rela­tions directes entre les jour­nal­istes de Semafor et son pub­lic ».

Vous veillez égale­ment à cul­tiv­er des rela­tions directes entre les jour­nal­istes de Semafor et son pub­lic. Don­ner son avis en tant que jour­nal­iste est-il un gage de trans­parence à l’égard de vos lecteurs ?

Je ne deman­derai pas aux jour­nal­istes de partager leurs opin­ions poli­tiques, mais plutôt leurs analy­ses expertes des sujets sur lesquels ils écrivent. C’est un fait qu’au­jour­d’hui les gens font plus con­fi­ance aux indi­vidus qu’aux insti­tu­tions. La preuve, vous avez Macron !

NDLR : Dans le New York Times, Ben Smith pré­cise que les jour­nal­istes seront encour­agés à don­ner leur pro­pre point de vue sur les réseaux soci­aux « de manière juste et analytique ».

Pour aller plus loin : 

Axios dévoilait en mars le mod­èle économique de Semafor. Les fon­da­teurs doivent lever 50 mil­lions de dol­lars et se tour­nent vers de gros investis­seurs comme le cryp­to-mil­liar­daire Sam Bankman-Fried ; Jes­si­ca Lessin, la fon­da­trice de The Infor­ma­tion ; David G. Bradley, prési­dent émérite de The Atlantic, et John Thorn­ton, cofon­da­teur de l’Amer­i­can Jour­nal­ism Project et du Texas Tri­bune. Les opéra­tions seront ini­tiale­ment soutenues à hau­teur d’en­v­i­ron 25 mil­lions de dol­lars de la part des investis­seurs, les pre­miers revenus provenant de la pub­lic­ité et des événe­ments en direct. Les jour­nal­istes con­nus qu’ils recru­tent, leur per­me­t­tent d’at­tir­er les abonnements.

Con­traire­ment à Semafor, la BBC ne souhaite pas que ses jour­nal­istes expri­ment leurs opin­ions sur les réseaux sociaux.

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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.