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Le média russe Helpdesk fait du journalisme de solutions en temps de guerre

Sarah Scire
Sarah Scire

Son fon­da­teur Ilia Krasil­shchik ne con­naît ni l’âge moyen, ni le sexe, ni le lieu de rési­dence des per­son­nes qui deman­dent de l’aide par le biais de leur chat. Il sait juste que beau­coup sont terrifiées.

Arti­cle traduit par Marine Slav­itch — Ver­sion orig­i­nale pub­liée sur le site du Nie­man Lab le 3 octo­bre 2022.

« Mon fils va sûrement être mobilisé. Je panique. Qu’est-ce que je peux faire ? », « Est-ce que je peux passer la frontière avec une voiture qui n’est pas immatriculée à mon nom ? », « Est-il vrai que je ne peux pas être appelé dans l’armée si j’ai beaucoup de tatouages ? ».

Telles sont les questions fréquemment reçues par Helpdesk sur son service d’assistance en ligne. Au cours des neuf derniers jours, ce nouveau média russe a reçu pas moins de vingt-mille demandes, selon son fondateur. Une équipe d’environ cinquante personnes se charge d’y répondre au quotidien. Certaines travaillent à distance. D’autres, dans des bureaux à Riga, Kyiv ou encore Tbilissi. L’audience du média se compose d’environ 60 % de Russes et 40 % d’Ukrainien·nes.

« Notre équipe est également formée de journalistes russes et ukrainien·nes. La situation est complètement unique dans les circonstances actuelles », souligne le fondateur Ilia Krasilshchik.

Ben Smith, cofondateur de Semafor — un média américain d’information généraliste tout juste lancé, NDLR. — et ancien chroniqueur média pour le New York Times, décrit Helpdesk comme une forme de « journalisme de solutions pour les personnes se trouvant dans une zone de conflit ». Il considère que la start-up forme « l’un des projets médiatiques les plus intéressants issus du conflit ukrainien ».

Au-delà de la gestion de son service d’assistance, Helpdesk raconte la guerre en Ukraine via des articles publiés sur Telegram et Instagram. Le nombre de personnes qui se tournent vers cet organisme de presse indépendant pour s’informer est impressionnant. La page Instagram de Helpdesk atteint 2,5 millions d’utilisateur·ices par mois tandis que son compte Telegram en touche 3 millions par jour, selon Ilia Krasilshchik. À noter que Telegram est l’une des rares plateformes sur lesquelles les Russes peuvent accéder à des sources d’information indépendantes. Il s’agit de l’application la plus téléchargée en Russie ces derniers mois.

Cap­ture d’écran de la ver­sion anglaise d’Helpdesk

Ilia Krasilshchik a commencé à développer le projet peu après le début de la guerre en Ukraine. La version anglaise du média s’appelait alors War.evidence. L’entrepreneur est l’ancien rédacteur en chef de Meduza, l’un des principaux médias indépendants en langue russe. Il a également profité d’une pause dans le journalisme pour travailler aux côtés de la société technologique russe Yandex spécialisée sur la recherche Internet. « J’ai compris que la meilleure chose à faire aujourd’hui était de revenir dans les médias », explique le journaliste.

Son dilemme ? Le fait de vouloir aider directement les populations. « C’est un conflit éternel : on ne peut pas marier journalisme et activisme, souligne-t-il. Une idée nous est alors venue. Nous pouvions bel et bien lancer un projet deux en un. La première partie serait constituée du média sur les réseaux sociaux, et nous avions quinze ans d’expérience au sein des meilleurs médias russes pour bien le faire. La seconde partie, du pur activisme, serait notre service lancé par des spécialistes de l’assistance professionnelle que je connais de mes années Yandex. Dans un tel schéma, ces deux parties s’entraident. »

Sans surprise, les questions les plus fréquemment reçues portent sur la manière d’éviter la conscription dans l’armée russe. Lorsque le président russe Vladimir Poutine a annoncé la mobilisation militaire, Helpdesk a rapidement publié un guide en ligne pour éviter de faire son service militaire. « N’oubliez pas que vous pouvez vous cacher en Russie, et que la guerre peut être bien plus dangereuse que les poursuites pénales et la prison », affirmait-il alors. Le guide a été rapidement bloqué par le gouvernement russe. Le chat continue néanmoins de répondre aux questions individuelles et publie régulièrement des mises à jour sur les possibilités de s’enfuir via des pays tels que la Finlande, la Norvège, la Géorgie, la Biélorussie, la Mongolie, etc.

La semaine dernière, sur Telegram, Helpdesk recommandait par exemple d’éviter le checkpoint d’Ozinki au Kazakhstan, car les voyageur·ses pouvaient patienter jusqu’à trois jours dans la file d’attente. La file de Komsomolsky était plus courte, seulement une journée d’attente mais les lecteur·ices étaient averti·es du « mauvais état » de la route après le poste de contrôle et des températures glaciales pendant l’attente.

Lorsqu’ils et elles font face à des personnes en situation de détresse psychologique, les opérateur·ices du service d’assistance suivent un protocole pour leur apporter le meilleur soutien possible. Si l’opérateur·ice craint qu’une personne soit suicidaire, un soutien psychologique professionnel par l’intermédiaire d’une organisation partenaire est proposé.

En plus d’une présence sur les réseaux sociaux, Ilia Krasilshchik prévoit de lancer une application dans le courant du mois prochain, qui permettra aux discussions du Helpdesk de se poursuivre. « Pas la peine de lancer un site Web : La Russie le bloquera en quelques jours, soupire le journaliste. En Russie, Internet est suffisamment performant pour chatter, donc il n’y a aucun problème. » L’objectif principal consiste à sécuriser ces conversations.

« Nous avons élaboré notre propre système de chat protégé par mot de passe. Nul besoin d’authentification, c’est totalement anonyme. Vous pouvez supprimer votre conversation dès que vous le souhaitez. Et nous supprimons automatiquement l’intégralité de la conversation dans les sept jours qui suivent la résolution d’un problème », ajoute le fondateur de Helpdesk.

Bien sûr, le service d’assistance de Helpdesk ne collecte aucune information permettant d’identifier les personnes qui posent des questions. Ilia Krasilshchik ne connaît ni l’âge moyen, ni le sexe, ni le lieu de résidence des personnes qui demandent de l’aide par le biais de leur chat. Il sait juste que beaucoup sont terrifiées.

L’équipe derrière Helpdesk considère son journalisme, qui comprend des récits à la première personne de personnes enrôlées contre leur gré et des preuves graphiques de torture dans des villes occupées par la Russie, comme un entonnoir qui permet à davantage de personnes de découvrir le service de chat de Helpdesk.

« Leur soutien nous donne la possibilité de comprendre ce qui se passe réellement entre la Russie et l’Ukraine. Ce travail est essentiel puisque presque aucun journaliste russe ne se trouve encore dans le pays », explique Ilia Krasilshchik.

La collecte de fonds a été difficile étant donné que Visa et Mastercard ont suspendu leurs opérations en Russie. L’organisation peut toutefois recevoir de l’argent venant des nations occidentales. Helpdesk a levé quelques fonds par l’intermédiaire de la société de capital-risque North Base Media, basée dans le Maryland. La somme reçue s’élève aujourd’hui à 1,6 million de dollars. Ilia Krasilshchik prévoit un budget annuel d’environ 3 millions de dollars. De quoi survivre quelques mois, selon l’entrepreneur. « Mais après le début de la mobilisation, nous avons énormément embauché. Nous avons donc besoin d’urgence de collecter plus d’argent ».


Note de la rédaction

Ce texte ne constitue pas une traduction mot à mot de l’article original publié sur le site du Nieman Lab. Nous avons ajouté des éléments de contextualisation, adapté certaines expressions et supprimé certains passages contenant des références pointues adressées à des lecteurs·ices anglophones ou américain·es. Nous avons également fait le choix d’appliquer à cette traduction les règles de l’écriture inclusive, conformément à la charte éditoriale en vigueur sur l’ensemble des contenus produits par Médianes.

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Sarah Scire

Sarah Scire est rédactrice en chef adjointe du Nieman Lab. Auparavant, elle a travaillé au Tow Center for Digital Journalism de l'université Columbia à New York.