Pourquoi les médias se lancent-ils (à nouveau) dans les jeux ?

Luke Winkie
Luke Winkie

Certain·es abonné·es préfèrent jouer plutôt que de pass­er au crible les actu­al­ités. Peut-on leur en vouloir ?

Arti­cle traduit par Marine Slav­itch — Ver­sion orig­i­nale pub­liée sur le site du Nie­man Lab le 10 août 2022

La toute première fois qu’une grille de mots croisés a été publiée dans la presse, c’était dans l’édition du 21 décembre 1913 du New York World. Intégrée dans la rubrique « Jeux » du journal, elle contenait alors des aphorismes désuets et hilarants de l’époque de Woodrow Wilson [Le 28e président des États-Unis, au début du XXe siècle].

Les années ont passé et l’ambition des pages de jeux n’a pas bougé. Elles permettent aux journaux de développer leur côté serviciel en délivrant plus qu’une série d’informations quotidiennes locales ou nationales. Dans les tréfonds de leurs journaux, les lecteurs et lectrices trouvent aujourd’hui les scores des matchs de la veille aux côtés des cases bandes dessinées et, bien entendu, des fameuses grilles de Sudoku, de mots croisés et de mots mêlés. Les personnes qui ne sont pas intéressées par la lecture des informations ont désormais elles aussi une raison d’acheter le journal, et telle est devenue l’ambition commerciale première de l’industrie des médias.

Au cours du siècle dernier, et plus particulièrement au cours des vingt dernières années, les dirigeant·es de l’édition ont tout tenté pour proposer autre chose que des classiques reportages écrits dans leurs pages. Des entreprises comme BuzzFeed et Vox se sont lancées à corps perdu dans la folie de la vidéo verticale sur Facebook, ce qui s’est par ailleurs avéré être une très mauvaise décision. La chaîne sportive ESPN a fait construire des restaurants à Orlando [en Floride] et à Times Square [à New York], jusqu’à ce que les client·es avouent ne pas vouloir que le commentateur [sportif] Ron Jaworski les suive hors de leur salon. De son côté, Playboy s’est entièrement débarrassé de sa rédaction, et aujourd’hui, le lien redirige vers un site de vêtements qui vend des chemises et des cravates ornées du fameux logo lapin. Avec un peu de chance, vous pourrez même récupérer quelques NFTs au cours de votre visite.

Tels sont les paris d’une industrie qui a été lentement érodée par le numérique. La précarité innée des médias web a obligé chacun·e à s’intéresser à une flopée de modèles économiques douteux, souvent assortis d’une durée de vie ridiculement courte. Mais la solution actuellement en vogue est délicieusement antique. Partout, les journaux, les magazines et les sites web développent leur section jeux. En janvier, Vulture a lancé ses propres mots croisés,  « Vulture 10×10 », conçus pour être résolus à la pause-café. Le New York Times a fait l’acquisition de Wordle au début de l’année et continue d’ajouter des éléments à sa page d’accueil débordante. Leur dernière pépite ? Des jeux d’échecs. Le New Yorker, quant à lui, a fait de ses mots croisés une rubrique quotidienne et a lancé l’été dernier un jeu de questions-réponses, « Name Drop ».

L’information ne manque pas en 2022. Aucune de ces pages de jeux n’est jamais venue remplacer quelques défauts d’actualité politique ou internationale, bien au contraire. Mais alors que les journalistes continuent de publier des articles sur les grandes divisions américaines, que de nouveaux variants du Covid sont découverts chaque jour et que la marche du monde continue de se dérouler à un rythme effréné, plusieurs responsables de médias choisissent de faire preuve d’humilité. Certain·es abonné·es préfèrent jouer plutôt que de passer au crible les actualités. Peut-on leur en vouloir ?

« La première grille de mots croisés [du New York Times] a été publiée en 1942, peu de temps après le bombardement de Pearl Harbor. Cette tradition consistant à intégrer des jeux dans le journal pour faire diversion existe depuis quatre-vingts ans ! », explique Jonathan Knight, responsable de la rubrique Jeux du Times depuis 2020. « Au passage du numérique, nous avons fait le choix de nous concentrer davantage sur l’actualité. À présent, nous essayons de revenir à cette expérience du journal du dimanche. »

Knight a pris un chemin peu orthodoxe dans les journaux. Avant de rejoindre le Times, il était vice-président de Zynga, la société responsable de certains des jeux les plus rentables jamais créés (Farmville, Words With Friends, etc.). Cet ADN est omniprésent dans la section Jeux du Times, qui regroupe aujourd’hui une flopée de casse-têtes, avec une jauge qui suit la progression de chacun·e comme dans le jeu vidéo Call of Duty. « Vous jouez depuis huit lundis d’affilée », lit-on sur la légende apposée à mon abonnement, signe de la consciencieuse habitude matinale de ma petite amie à résoudre des mots croisés.

Knight parle ouvertement du désir du Times d’atteindre 15 millions d’abonné·es d’ici à la fin de l’année 2027, ce qui ne peut se faire de manière réaliste qu’en investissant sur des terrains extérieurs aux contours traditionnels des médias. À titre d’exemple, l’option d’abonnement « Games-only » du Times, qui vous donne accès à l’ensemble des grilles pour 40 dollars par an, compte plus d’un million d’abonnés. Knight aide le Times à s’affranchir des limites d’un journal, en le transformant en une plateforme omnivore qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus. Le Times est devenu un modèle de style de vie plutôt qu’un journal, et c’est exactement ce qui lui permet de se développer.

« Notre stratégie consiste à former l’abonnement essentiel pour les curieux·ses qui cherchent à comprendre le monde, et cela va au-delà du fait de savoir ce qui s’est passé dans le monde la veille et de lire les actualités », ajoute Knight. « Cette stratégie rencontre un franc succès car l’offre d’abonnement la met en avant. Nous affirmons clairement à nos lecteur·ices : “Vous êtes forcément intéressé·e par quelques-uns des produits que nous proposons”. »

Les conclusions de Knight sont valables pour l’ensemble du secteur. « Les abonné·es qui jouent aux mots croisés ou aux quiz tous les jours sont plus susceptibles de renouveler leur abonnement », précise Liz Maynes-Aminzade, rédactrice en chef de la rubrique Jeux du New Yorker. Cette tendance se reflète par ailleurs dans les analyses de toutes les autres entreprises médiatiques qui ont investi dans les jeux.

Ceci nous amène à un point plus important concernant le boom des jeux. Liz Maynes-Aminzade note que le New Yorker dispose d’une tonne de chiffres sur l’usage de ses jeux numériques. Ces données ne pouvaient être récupérées lorsque les mots croisés étaient faits d’encre et de papier. Leur rôle est crucial étant donné la compétitivité des rubriques Jeux dans le secteur depuis quelque temps.

« On a désormais de plus en plus d’options parmi lesquelles choisir. Je pense qu’il sera bientôt de plus en plus important pour les médias d’établir des identités spécifiques pour leurs rubriques Jeux, estime Liz Maynes-Aminzade. La barre est de plus en plus haute et les jeux classiques n’attireront pas forcément les lecteur·ices qui auront l’impression de pouvoir trouver mieux ailleurs ».

Il y aura des gagnant·es et des perdant·es. Les journalistes ont tendance à faire preuve de cynisme à l’égard des possibilités de sauvetage conçues par leurs directeur·ices pour redresser des chiffres en baisse ou des budgets publicitaires en diminution. Surtout lorsque ces stratégies se matérialisent par d’autres options que par des reportages. Le fait est que le nombre de personnes souhaitant lire les informations est limité. Ce constat a donné naissance à une multitude de mauvaises idées. Le gonflement, puis la contraction, les embauches, puis les licenciements, le passage à la vidéo, puis le freinage de cette stratégie… Il peut être frustrant de regarder son journal s’agiter sur les mots croisés en temps de crise.

« Cela fait 109 ans que nous résolvons des énigmes dans les journaux », rappelle Liz Maynes-Aminzade. Aujourd’hui, les rubriques Jeux n’ont pas la même odeur nauséabonde que celle qui a empoisonné tant d’autres tentatives plus grossières de faire de l’argent dans les médias. Regardons autour de nous : The Ringer est couvert de sponsors de paris sportifs. Vice s’est associé au géant du tabac Philip Morris. L’Austin Chronicle a fait face à des polémiques après avoir publié une publicité pour un service de « mariées asiatiques ». Les perspectives sont sombres. Nous pourrions faire bien pires que de voir notre salaire financé par des mots croisés.

« De plus en plus d’entreprises de presse semblent comprendre que les jeux peuvent contribuer à soutenir leurs publications dans leur ensemble », souligne Mme Maynes-Aminzade. « Les rubriques consacrées aux jeux ont fait leurs preuves. De nombreux magazines et journaux en ont depuis des décennies. On ne jette pas un pavé dans la mare en affirmant que les mots croisés se marient bien avec la lecture de l’actualité. Cela ne semble d’ailleurs pas près de changer ».


Note de la rédaction

Ce texte ne constitue pas une traduction mot à mot de l’article original publié sur le site du Nieman Lab. Nous avons ajouté des éléments de contextualisation, adapté certaines expressions et supprimé certains passages contenant des références pointues adressées à des lecteurs·ices anglophones ou Américain·es.  Nous avons également fait le choix d’appliquer à cette traduction les règles de l’écriture inclusive, conformément à la charte éditoriale en vigueur sur l’ensemble des contenus Médianes.


Stratégie

Luke Winkie

Luke Winkie est journaliste et ancien pizzaïolo à New York. Il collabore avec le Nieman Lab.