Comment créer un média en 2024 ?

Les retours d’expérience d’Éric Fottorino (Le 1), Johan Weisz (StreetPress), Juliette Quef (Vert) et Florent Peiffer (URBANIA France) lors de la soirée de lancement de notre livre « Créer un média ».

Marine Slavitch Owen Huchon

Le mardi 2 avril, nous avons organ­isé une table ronde sur le thème : « Comment créer un média en 2024 ? », pour nos trois ans et la sortie de notre livre Créer un média, un guide pratique pour accompagner dans la création de médias. Cette soirée fut l’occasion d’échanger sur la création de média aux côtés de différentes structures indépendantes francophones — telles que Vert avec Juliette Quef, StreetPress avec Johan Weisz, Le 1 avec Eric Fottorino, ou encore URBANIA France avec Florent Peiffer. Toutes les informations à retenir de cette table ronde modérée par Marine Doux, cofondatrice de Médianes.

Le 1 : Savoir dire non


Éric Fottorino intègre en 1986 le journal Le Monde, où il passe pas moins de vingt-cinq années, dont cinq à la tête du quotidien, puis du groupe, de 2007 à 2011. Maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, chroniqueur, essayiste, il a publié une dizaine de romans. En 2012, dans Mon tour du Monde, il raconte ses trente ans dans le milieu du journalisme. Il se lance par la suite dans la création de médias en avril 2014 avec l'hebdomadaire Le 1, puis les revues trimestrielles America (2017), Zadig (2019) et Légende (2020).

Crédits : Benoît Michaëly

L’aventure du 1 a commencé autour d’une table : les cofondateur·ices, dont Éric Fottorino, écoutaient et pliaient du papier. « Notre graphiste a déplié une petite feuille qui devenait une grande feuille. On s’est dit : c’est cela qu’on veut ! » se remémore-t-il. Un processus de création qui donna naissance à la formule du 1, devenue si familière dans les kiosques. Le journal, lancé en 2014, traite chaque semaine un nouveau sujet, avec l’intention de « créer une médiation entre le monde du sensible et du savant à travers de la pluridisciplinarité ». Loin d’être un gimmick, le format du journal autorise une découverte progressive des sujets à travers un « dépliage de l’actualité », tant dans le geste du lecteur ou la lectrice que dans le traitement éditorial des sujets. 

Le 1 n’est pas la seule aventure éditoriale d’Éric Fottorino depuis son départ du Monde en 2010. Pendant 4 ans, la revue éphémère America a exploré l'Amérique de Donald Trump durant l'entièreté de son mandat. Zadig, elle, parcourt toujours la France et Légende, le grand format noir et blanc, propose de découvrir une personnalité sous un autre jour en texte, mais surtout, en images. Des formats et des sujets toujours différents, mais selon Éric Fottorino, l’ensemble de ces projets sont de véritables « objets de presse » qui se « tiennent tous par la main » et défendent communément un attachement à la presse libre et indépendante. 

Une multitude de titres dont la publication est rendue possible par une équipe qui a grandi au fil des années, tant dans leur nombre que dans leurs compétences et leurs expériences. « Voir les gens grandir autour de soi, c’est très important. Quand on crée un journal, une entreprise, on prend des jeunes avec nous et ces personnes grandissent. Il faut les voir grandir » explique Éric Fottorino, insistant notamment sur l’importance de la délégation. Mais une équipe, si grande soit-elle, ne permet pas tout. Si la rédaction se targue d’adopter une culture du test et de l’expérimentation, « il faut savoir faire l’inverse, savoir dire non, précise-t-il, sur 100 projets, en refuser 99. ».

Mais son expérience au Monde n’a pas rendu Éric Fottorino immune aux difficultés, voire aux remises en question. Durant ses premières années, Le 1 voit son papier fétiche disparaître suite à la fermeture d’une imprimerie. Le journal est entraîné malgré lui, comme d’autres titres de presse, dans la chute de Presstalis en 2022, société de distribution de presse. Aujourd’hui, Le 1 et ses revues connexes font face à un prix du papier dans la courbe n’a cessé de croître ces dernières années. Ces difficultés ont conduit la direction à chercher d’autres sources de financement, résultant en l’arrivée du milliardaire François Pinault au sein de la société éditrice du 1, à hauteur de 40%. Une situation qui ne porte, à son sens, pas atteinte aux principes d’indépendance auxquels est résolument attachée la rédaction du 1. « J’ai demandé à François Pinault s'il pouvait s'intéresser au 1 à une condition, précise t-il, qu’il aide pour des projets mais qu’il ne s’intéresse pas aux contenus ».

StreetPress : Apprendre à remettre en question son modèle 


Entrepreneur et journaliste, Johan Weisz est le fondateur de StreetPress, média d’enquête et de culture urbaine qui défend depuis 2009 un journalisme engagé à prix libre. L’ambition de StreetPress : proposer un journalisme indépendant, engagé contre l’extrême droite et accessible à tout le monde. Sur StreetPress, les enquêtes et documentaires sont en effet en accès libre.

Crédits : Benoît Michaëly

Avant le lancement de StreetPress, Johan Weisz était journaliste pigiste et couvrait des thèmes liés aux radicalités et aux quartiers populaires. En se rendant en reportage pour réaliser ses sujets, le journaliste s’aperçoit que les mêmes remarques reviennent souvent de la part des personnes qu’il interroge : « Si j’accepte de répondre à vos questions, je ne vous fais pour autant pas confiance pour raconter ce que nous vivons. » À cette époque, Johan Weisz prend le réflexe d’enregistrer chaque entretien afin d’être certain de ne pas trahir le propos. « Au fil du temps, j’ai réalisé à quel point la confiance était érodée. Je me suis demandé quel était mon rôle, et à quoi pouvait servir un média si les gens ne nous font pas confiance pour raconter leurs histoires », explique-t-il. D’où l’envie de lancer un média à qui les gens pourraient confier leurs récits sans s’inquiéter de la façon dont leurs propos seraient rapportés. 

En 2009, Johan Weisz décide ainsi de monter StreetPress. « Comme les banquier·ères se moquaient de mon projet, j’ai fait croire que j’avais besoin d’argent pour payer les travaux de ma salle de bain, et j’ai contracté un prêt à la consommation », raconte le journaliste. À l’époque, les plateformes de financement participatif telles que KissKissBankBank et Ulule n’existent pas encore : « c’est la préhistoire et l’idée même de se financer par les lectrices et les lecteurs n’est pas envisagée », souligne Johan Weisz. 

Le média, qui se finance depuis cinq ans grâce aux dons de son lectorat, s’est construit de façon artisanale, et a grandi lentement, étape par étape. Aujourd’hui, StreetPress compte une quinzaine de journalistes permanent·es et près de douze mille personnes ont déjà fait un don au site d’information. Le financement par le lectorat permet au média de conserver son indépendance. Pour autant, le passage à ce modèle n’a pas été évident. « C’est difficile de dire : depuis des années, vous nous lisez de façon gratuite, et maintenant c’est payant mais vous pouvez continuer de lire nos articles en accès libre », note Johan Weisz. 

StreetPress tire également une partie de ses revenus de son agence de contenus. « Ses équipes produisent, par exemple, les magazines du Secours populaire et de l’Intersyndicale nationale des internes en médecine ou des vidéos pour des ONG, comme la Croix-rouge française, des institutions (Institut Français) et des marques (Engie). À l’équilibre précaire depuis 2013, le média tire 80 % de ses recettes de cette activité, le reste provenant de la publicité vendue sur son site et dans les pages de ses « guides urbains » dédiés à des quartiers de Paris et de sa banlieue », détaillait le journal Le Monde en 2019.

Ce changement de modèle est passé par une phase intense de remise en question l’année précédente. « Quand le média existe, c’est difficile de repenser son modèle. L’existant est toujours plus compliqué à travailler qu’un projet qui part de zéro. Il a fallu accepter de dire stop et de prendre ce temps de réflexion », relève Johan Weisz. Dans ces moments, il revient au fondateur ou à la fondatrice de porter le projet afin de permettre au collectif d’emmener le média là où il doit aller. La clé réside ainsi dans l’équilibre entre un management horizontal, qui accorde la confiance nécessaire à ses équipes, tout en évitant de faire peser sur les épaules de ses salarié·es les responsabilités qui incombent aux fondateur·ices. Une vision qui nous rappelle celle de Valentin Levetti, fondateur du média en ligne Stupid Economics, invité de notre podcast Chemins en 2023 : « La fin ne justifie jamais les moyens. Les seules personnes qui peuvent prendre des risques sur un média doivent être actionnaires et le faire en pleine connaissance de cause. Par contre, toutes les personnes qui sont subalternes — journalistes, technicien·nes, monteur·ses — doivent être rémunérées et bénéficier de conventions collectives. Une entreprise repose sur ses ressources humaines. Il faut en prendre soin. »

Vert : L’écologie à l’intérieur de l’entreprise


Juliette Quef est journaliste et cofondatrice de Vert, un média indépendant qui met le climat et le vivant au centre de sa ligne éditoriale. Ancienne experte auprès des comités d’entreprise, elle a réalisé pendant cinq ans de vastes enquêtes sur les conditions de travail des salariés et l’égalité entre les femmes et les hommes. Avec Vert, elle a été à l’origine de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique, signée par plus de 2000 professionnel·les et une centaine de rédactions, qui vise à améliorer le traitement journalistique de ces questions.

Crédits : Benoît Michaëly

L’histoire de Vert est celle d’un média sur l'environnement, lancé sans prétentions particulières et avec les moyens du bord, par deux cofondateur·ices en fin de droits de chômage. Constatant un vide dans l’espace médiatique sur les sujets liés à l’environnement, l’objectif du projet est alors de proposer un produit de veille sur l’actualité écologique. La newsletter s’impose alors comme la solution idéale pour se lancer, nécessitant peu de moyens et de temps pour lancer ce format. Loup Espargilière, journaliste, se charge de sa rédaction et Juliette Quef de la relecture des premières éditions, envoyées initialement à leur cercle proche. « Le projet se développe de façon très organique, il n’y avait pas de plan sur la comète », précise Juliette Quef. Le duo, qui n’avait pas initialement vu en cette newsletter un projet qui s’étendra sur les prochaines années, voit les abonné·es se multiplier et décide de recruter, de développer d’autres formats éditoriaux et de construire un véritable modèle économique. Un changement d’échelle opéré en l’espace de quelques années mais dont le processus n’a pas toujours été évident. 

Si Juliette Quef disposait d’expériences professionnelles antérieures l’ayant amené à travailler auprès de comité d’entreprises, l’équipe apprend véritablement à gérer un média au fur et à mesure. Au fil de son développement, elle se confronte à la phase immergée de la vie entrepreneuriale : les finances, l'administratif, la comptabilité… Une étape dans la vie du projet – pour lequel travaillent désormais à plein temps sept personnes – loin d’être la plus excitante mais qui s’est révélée essentielle : « C’est ce qui fait la différence entre des médias qui vont bien et des médias qui ne vont pas bien ». Mais ce développement, Vert n’entend pas le faire à tout prix et se targue de « faire de de l’écologie au sein de l’entreprise ». En somme, ne pas compter sur une croissance effrénée et rémunérer correctement ses équipes. « À un moment, nous nous sommes dit que nous faisions peut-être trop de choses » admet toutefois Juliette Quef. La journaliste mentionne notamment une série d'entretiens enregistrés et diffusés sur YouTube : « nous avons mis fin à ce format parce que nous sentions que ce n'était pas le bon moment pour nous ». Une logique de développement responsable qui s'immisce également dans la construction de leur modèle économique. Vert refuse la publicité et fait plutôt appel à ses lecteur·ices à travers des dons. Aujourd’hui, le média est financé à 60% de cette façon, le reste par des formations et des aides à la presse.

Ces soutiens, Vert les rassemble au sein d’un groupe « Le club de Vert » afin de les fidéliser et des les faire participer activement au développement du média. Aujourd’hui 3000 personnes versent mensuellement un don et s’expriment sur les décisions prises par le média. À titre d’exemple, la rédaction a sondé ses soutiens dans le cadre d’un vote avant de lancer un partenariat avec Konbini. Une décision soutenue à 80% par ses donateur·ices.

URBANIA France : Ne pas calquer un modèle existant


Florent Peiffer est président du groupe URBANIA France, producteur et journaliste. Après quelques années de reportages TV (2P2L / France 3), il présente plusieurs tranches d'informations pendant 15 ans sur France 24, ITélé et BFMTV. En 2017, il crée la société « YouBLive », spécialisée dans la production de programmes Live. En 2020, il crée URBANIA France, un média numérique « drôlement intelligent » à destination des jeunes adultes. En 2023, il lance le groupe URBANIA France qui regroupe le média, un studio de création, l’agence YouBLive, et une société de production audiovisuelle.

Crédits : Benoît Michaëly

URBANIA se développe en France depuis trois ans, porté par le journaliste Florent Peiffer suite à sa rencontre avec Philippe Lamarre qui fondait il y a vingt ans ce magazine au Québec. « Philippe Lamarre souhaitait développer un média en France, et moi, je cherchais un espace pour faire naître des idées nouvelles. Nous nous sommes rendus compte que nous partagions la même vision et les mêmes valeurs », raconte Florent Peiffer.

Le média est aujourd’hui structuré en groupe et se finance grâce à une société de production et un studio de création. Pour Florent Peiffer et Philippe Lamarre, tout l’enjeu a été de se demander comment lancer un projet existant avec des ambitions et une audience différentes. « Au départ, nous avons fait l’erreur de calquer le modèle canadien en France. Il nous fallait au contraire trouver le moyen d’exister avec notre propre ADN », souligne Florent Peiffer. D’après lui, le média a trouvé son identité en laissant carte blanche à ses journalistes sur l’aspect de la créativité et en leur laissant la possibilité d’exprimer leur personnalité, sans se laisser enfermer par des formats prédéfinis. Les trois piliers ? Humain, information et créativité.

Récemment, la version française d’URBANIA a lancé une verticale 100% numérique : le micromag. Déjà diffusé par son homologue québécois depuis quelques temps de façon hebdomadaire, ce projet, trimestriel pour l’heure en France, se présente sous la forme de slides verticales — similaires aux stories sur Instagram — tout en adoptant les codes d’un magazine traditionnel, avec une couverture, des photos, et des interviews. Si URBANIA aurait pu diffuser ce format sur des réseaux sociaux, comme Instagram ou TikTok, le média a fait le choix de le diffuser sur son propre site afin de  garder le contrôle sur la diffusion et le partage de ses contenus. « Plutôt que de miser sur une diffusion toujours plus massive de contenus sur les réseaux, les journalistes privilégient un lectorat plus réduit, mais aussi plus fidèle et prêt à s’abonner », explique L’ADN.

Bien que gratuit, l’accès aux micromags nécessite une inscription grâce à laquelle URBANIA peut récupérer les adresses e-mails de leurs lecteur·ices. Autre avantage de ce format selon Anaïs Carayon, directrice de la publication : « il nous permet de traiter les sujets comme on l’entend, sans avoir peur de se faire shadowban sur Instagram ou d'être indisponible pendant plusieurs jours sur notre compte TikTok comme ça peut parfois arriver quand on traite d’un sujet un peu sensible ».

Si le média poursuit ainsi petit à petit son développement en France, Florent Peiffer explique ne pas avoir immédiatement réalisé à quel point le lancement d’un média pouvait devenir prenant, tant en tant que fondateur·ice que pour ses équipes : « j’aurais aimé que l’on m’explique sérieusement qu’en fait, ce n’est pas un jeu. Il y a des gens derrière, ce sont tes équipes et pas une colo. La façon dont on engage les gens dans une aventure de ce type est cruciale : tout doit être réfléchi. On ne peut pas foncer tête baissée. » Si Florent Peiffer et Philippe Lamarre jouent les rôles de chefs d’orchestre, leurs équipes restent autonomes : « aujourd’hui, je fais ce projet en me disant que mon objectif est de ne plus être du tout utile à cette boîte et d’y arriver le plus vite possible. Je crois qu’il est sain de ne pas se sentir indispensable », conclut le journaliste.

Crédits : Benoît Michaëly

Pour aller plus loin

  • Pour en savoir plus sur le projet et contenu de notre livre Créer un média, lisez notre chronique. Et pour vous le procurer, c’est par là.
  • Une idée de média vous trotte dans la tête ? Vous souhaitez développer davantage votre projet existant ? Que vous ayez déjà entrepris ou non, que vous ayez suivi un cursus en journalisme ou non, l’équipe de Médianes a construit ces fiches pratiques pour vous aider dans le développement de votre média. 
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Médianes, le studio, accompagne les équipes de StreetPress et de Vert.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de veille.

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Owen Huchon est journaliste chez Médianes. Il est en charge de la communauté.