L’utilisation de l’intelligence artificielle dans une rédaction locale : les enjeux à comprendre

Alors qu’en France, le groupe Ebra a annoncé vouloir expérimenter l’intelligence artificielle avant de faire marche arrière, des initiatives du même type se multiplient dans des médias locaux américains.

Margaux Vulliet
Margaux Vulliet

Depuis que l’intelligence artificielle (IA) est devenue accessible au grand public ces derniers mois, les réactions sont partagées entre le potentiel de l’outil et la crainte de voir des tâches disparaître au profit de la machine. Aux États-Unis, des rédactions locales utilisent déjà l’IA. Parmi ces initiatives, un média ultralocal en fait usage faute de journal quotidien, quand une autre souhaite dégager du temps pour le reportage. Mais des rédactions se heurtent bien souvent aux limites de l’outil et au scepticisme de leurs équipes. 

Outre-Atlantique, David Trilling, journaliste, et Winston Chen, expert en technologies des données (et fondateur d’une application à destination des personnes dyslexiques), entendent bien exploiter le potentiel de l’intelligence artificielle pour informer les citoyen·nes n’ayant plus accès aux informations locales. Ils vivent à Arlington (Massachusetts), qui compte 45 000 habitant·es, et se situe à quelques kilomètres seulement de de Boston, à l’Est des États-Unis. 

Les deux collègues ont posé le constat suivant : il est impératif que les habitant·es soient au courant des décisions qui régissent la vie locale, « mais bien souvent ils manquent de temps pour s’informer », regrette David Trilling auprès de Médianes. Autre obstacle, les réunions locales, les conseils municipaux et communautaires, les réunions scolaires ou encore les comités sportifs durent bien souvent plusieurs heures et prennent du temps aux journalistes locaux.

Combattre les déserts d’informations

En août dernier, ils ont ainsi lancé leur projet baptisé Inside Arlington (site gratuit d’information ultralocal fonctionnant à partir de l’IA). Depuis la pandémie, la ville diffuse toutes ses réunions locales sur sa chaîne YouTube. « Sans cela, il est clair que notre projet ne serait pas possible », reconnaît David Trilling.

Pour cela, Inside Arlington a payé une licence du logiciel Antropic.AI, un des principaux rivaux d’Open AI (qui a développé ChatGPT). Ensuite, David Trilling relit le texte généré par l’IA : « Je rajoute quelques mots de contexte, je corrige des erreurs parfois factuelles, mais surtout le style et les coquilles dans les noms des personnes citées ». 

Inside Arlington a été lancé en août 2023 - capture d'écran du site

L’idée est alors d’extraire l’audio des vidéos et de demander à l’IA de faire un résumé en quelques paragraphes des décisions prises lors de cette réunion, de manière synthétique et claire. Une IA réalise également une veille des vidéos et analyse régulièrement les sites web à la recherche de dernières informations locales, tout en surveillant les derniers rapports de police.

Ainsi, les lecteur·ices ont rapidement accès aux délibérations municipales, aux annonces immobilières, aux derniers comptes rendus de la police locale. Au-delà de l’utilisation de l’IA, l’idée derrière ce projet est « de faire en sorte que les citoyen·nes soient plus engagé·es et d’augmenter leur implication dans la vie locale. Et cela commence par être au courant de ce qu’il se passe », explique le cofondateur.  

David Trilling et Winston Chen ne génèrent aucun revenu avec Inside Arlington qui recense environ 100 lecteur·ices par article. L’objectif désormais est de travailler avec d'autres rédactions locales et de les sensibiliser à une utilisation éthique et stratégique de l’IA à travers leur entreprise Nano Media.

Les fondateurs ne voient pas Inside Arlington comme un nouveau concurrent de la presse locale. « De toute manière, Arlington ne possède pas de presse quotidienne locale, seulement un hebdomadaire et un blog », déplore David Trilling. La ville fait partie de ces déserts d’informations qui se multiplient aux États-Unis et concernent désormais un·e habitant·e sur cinq. 

En effet, environ 2 500 rédactions américaines ont fermé, soit un quart des journaux depuis 2005. La plupart se situent dans les banlieues et les petites villes, selon un rapport publié en 2022 par l’école de journalisme de l'Université Northwestern. 

Dégager du temps pour le reportage 

Hasard ou non, une ville homonyme a aussi son journal local faisant appel à de l’IA : Arlington, mais dans l'État de Virginie cette fois. Scott Brodbeck est le fondateur de Local News Now, qui regroupe trois sites d’informations locales (ARL Now, FFX Now et ALX Now) et sept journalistes. En avril dernier, ARL Now annonçait que sa newsletter allait désormais être écrite et envoyée grâce à GPT-4 (la dernière version de ChatGPT) en précisant : « Mis à part les titres, l'introduction et les résumés des articles sont tous écrits par le modèle d'IA générative GPT-4. La conception de l’e-mail a été principalement codée par GPT-4, sa création et l'envoi ne nécessitent aucune intervention humaine. L'idée est de donner aux lecteurs une alternative matinale à notre newsletter de l’après-midi sans avoir besoin d'utiliser des ressources humaines supplémentaires ».

La newsletter matinale d'ARL Now est rédigée et envoyée grâce à l'IA - capture du site

Avant de nuancer que ce « n'est pas parfait » […] « Les textes écrits par l'IA manquent de nuances factuelles » […] « Les introductions écrites par l'IA sont, faute d'un meilleur terme, ringardes. Ils sont aussi un peu répétitifs ». Et de souligner que le tout reste expérimental. 

Ce n’est pas la seule utilisation de l’IA pour ARL Now. Scott Brodbeck l’a aussi expérimentée pour les posts LinkedIn, pour relire et corriger des fautes d’orthographes dans des articles ou encore rédiger du contenu sponsorisé. « Toutes ces missions prennent du temps aux journalistes, et cela les empêche de se consacrer davantage aux reportages », plaide-t-il.

Pour Scott Brodbeck, l’IA permet aussi de tendre vers une certaine objectivité. « Un texte écrit par une IA permet de se rapprocher d’un style d’écriture proche de celui d’Axios par exemple ». Pour l’instant, derrière Axios se trouvent bel et bien des journalistes. 

Les utilisations de l’IA dans la presse locale se multiplient

En juillet dernier, OpenAI (la société fondatrice de ChatGPT) et l’American Journalism Project (qui a pour vocation ​​de soutenir financièrement des organismes de presse à but non lucratif, à accompagner les rédactions et à lancer de nouveaux médias) se sont associés. Les deux entités ont signé un accord à hauteur de 5 millions d’euros dans le but d’« explorer les façons dont le développement de l'intelligence artificielle peut soutenir l'information locale de manière innovante », avancent les deux structures.

Pour autant, Sarabeth Berman, PDG de l'American Journalism Project (AJP) tient à rassurer dans ce même communiqué : « Nous visons à promouvoir des moyens permettant à l'IA d'améliorer - plutôt que de mettre en péril - le journalisme ». 

Ce partenariat prend notamment la forme de subventions directes à dix médias locaux soutenus par l’AJP pour les accompagner dans l’exploration des capacités de l'IA. Aussi, l’AJP constitue une sorte d’équipe témoin qui est chargée d’évaluer les applications de l'IA dans l'information locale afin d’ajuster les besoins des journalistes.  

Des rédactions se heurtent aux limites de l’IA

Dans l’Ohio, le journal local Richland Source, utilise l’IA pour communiquer les résultats sportifs des écoles primaires de l’État. Le logiciel utilisé est le controversé Lede.AI et développé par le journal lui-même. 

Celui-là même qu’a arrêté d’utiliser l’important groupe de presse américain Gannett en août dernier. L’entreprise a suspendu son utilisation après que plusieurs erreurs se sont glissées dans les dépêches sportives du Columbus Dispatch. Les articles étaient répétitifs et manquaient de détails clés. Il apparaît que l’IA ne connaissait rien au sport sur lequel il était censé écrire, contrairement à un·e journaliste sportif·ve. Gannett a donc mis en pause le recours à Lede.AI pour tous les médias locaux qui l'utilisaient.  

Le dernier évènement en date pour Ganett concerne toujours l’IA. Des journalistes de Reviewed, propriété de Ganett, dénoncent le fait que des articles de la rubrique « Produits » ont été écrits par une IA sans en avoir été informés. Des affirmations démenties par le groupe lui-même. 

L’autre crainte visant l’IA est le risque de désinformation. Dans des travaux menés par l’ONG de lutte contre la désinformation NewsGuard et régulièrement mis à jour, 528 sites d'informations non fiables et générés par l'IA ont été identifiés.

L’IA pour améliorer l’accessibilité à l’information

Pour autant, il serait vain de ne voir qu’en l’IA une menace pour la presse locale et une machine à répandre des fausses informations.

Dans le cadre de l'AI & Local News Initiative de NYU Media Lab, la Knight Foundation a financé cette année quatre programmes impliquant l’IA et la presse locale. Par exemple, la radio publique new-yorkaise WNY, qui recense plus de deux millions de visiteur·es chaque mois, était confrontée à une difficulté majeure : les émissions vidéos en direct n’étaient pas accessibles pour le public malentendant. La radio a donc développé son propre logiciel de transcriptions en temps réel, le tout fonctionnant à partir de l’IA.

Autre projet soutenu : Chequeado, une organisation à but non lucratif qui lutte contre la désinformation dans l’actualité hispanophone aux États-Unis. Son site Factchequeado fonctionne à l'aide de son programme d’IA baptisé Monitorio qui surveille en temps réel des fausses informations qui circulent sur les réseaux sociaux et alertent les journalistes afin qu’ils et elles perdent moins de temps à les rechercher. 

Ou encore, l'équipe de Newsroom AI qui veut aller encore plus loin et souhaite que son logiciel d’IA automatise un certain nombre de tâches journalistiques : transcription et organisation de l'information, génération d'images et de titres, référencement SEO. Cela signe-t-il la fin des secrétaires de rédaction dans les journaux ? 

En France en tout cas, la machine IA est en marche dans des rédactions. Le groupe Ebra avait annoncé au mois d’octobre 2023 vouloir mettre en place une expérimentation au sein de l'Est Républicain et Vosges Matin : les secrétaires de rédactions pourraient utiliser ChatGPT pour relire et corriger les articles des correspondants de presse. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) a, dans la foulée, exprimé son opposition : « Le SNJ ne laissera pas les clés de l’information aux ordinateurs ! Cela doit faire l’objet d’un consensus, d’un accord incluant des précautions d’emploi et des lignes blanches à ne pas franchir ». Mais le 26 octobre, Ebra a fait marche arrière après une rencontre avec les syndicats et a suspendu le projet jusqu’à nouvel ordre

Ce à quoi il faut être attentif 

Pour David Trilling d’Inside Arlington et Scott Brodbeck de Local News Now, une chose est claire : l’IA ne sauvera pas le journalisme local. 

« L’IA est avant tout une aide pour le journaliste », souligne David Trilling. « Elle permet de dégager du temps pour le reportage, défend Scott Brodbeck, c’est aussi une ressource non négligeable en termes de budget pour une rédaction qui a peu de moyens ». 

« Le plus important face à la crise sans précédent du journalisme local aux États-Unis, est de trouver des moyens de multiplier les sources de revenus », poursuit le fondateur de Local News Now.

S’adressant à une rédaction locale qui souhaite se lancer dans l’utilisation de l’intelligence artificielle, David Trilling alerte sur plusieurs points : l'ouverture aux différentes utilisations de cet outil et l'adaptation de son usage en fonction des besoins, la transparence et la pédagogie vis-à-vis des journalistes et des lecteur·ices, les tests afin d’identifier les points forts et les points faibles du recours à l’IA. 

Scott Brodbeck (le fondateur de Local News Now) insiste lui sur l’aspect éthique. « Il est nécessaire de toujours vérifier les sources utilisées par l’IA pour éviter le risque de plagiat ». Il fait notamment référence à des auteurs qui ont dénoncé des utilisations de leur texte par ChatGPT sans autorisation. Pour éviter cela, des rédactions françaises comme Radio France ou le New York Times ont suspendu temporairement OpenAI pour éviter le pillage sans autorisation de leurs contenus.

Enfin, David Trilling et Scott Brodbeck sont d’accord sur un point : le média qui refusera de prendre « la vague IA », court à sa perte car de toute manière cette vague va prendre de l’ampleur dans les mois et années à venir. Il semble nécessaire que les médias en prennent toute la mesure, apprennent à travailler avec et prennent le temps de réfléchir à un encadrement éthique et déontologique au sein des rédactions, d’en discuter avec les journalistes et les lecteur·ices. 

Pour aller plus loin 

  • La démocratisation de l’intelligence artificielle, à travers l’usage d’outils comme ChatGPT, a poussé la presse à réagir. Comment s’approprier cette nouvelle panoplie d’outils, sans nuire à la qualité de l’information ? Format, approche, débats, outils : tour d’horizon des usages.
  • L’utilisation de l’intelligence artificielle peut faire peur à certain·es lecteur·ices. Heidi.news fait preuve de pédagogie en exposant les résultats d’articles écrits par ChatGPT et a même fait participer ses lecteur·ices en leur demandant leur avis à la suite de la publication de cet article. 
  • Une rédaction qui souhaite introduire de l’intelligence artificielle fait face à de nouvelles questions éthiques et pratiques. Pour remplir ces missions, le New York Times a décidé de recruter des responsables éthiques IA au sein du journal.
  • Côté éthique toujours, de nombreuses rédactions rédigent des chartes d’utilisation de l’intelligence artificielle. Quelques exemples parmi 21 rédactions qui ont défini leurs propres politiques.
  • Retranscription écrites de vidéos, envoi d’alertes d’actualité ou encore automatisation des comptes-rendus des conseils municipaux, l'Associated Press a publié les résultats de différentes utilisations de l’IA au sein de rédactions locales.
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Margaux Vulliet Twitter

Journaliste médias et tech, Margaux a effectué son alternance chez Médianes. Après un an au service Tech&Co de BFMTV, elle est actuellement aux États-Unis pour explorer les initiatives des médias.