Presse indépendante et bibliothèques : recréer du lien

Pourquoi voit-on si peu de titres de presse indépendante dans nos bibliothèques et médiathèques ?

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Sébastien Marchalot a été bibliothécaire durant douze ans. Constatant l’absence de magazines et revues indépendantes dans les rayonnages des bibliothèques et médiathèques, il lance aujourd’hui Bibliopresse, une agence d’abonnement alternative destinée à faciliter le lien entre bibliothécaires et médias papier indépendants. Le projet sera lancé le 13 mai prochain, sous réserve de la réussite de sa campagne de financement participatif, dont le but est de financer le développement du site et de promouvoir l’offre le plus largement possible. 

Pourquoi voit-on si peu de titres de presse indépendante en bibliothèque ?

Sébastien Marchalot : Il y a plusieurs raisons. On retrouve souvent des titres issus de grands groupes parce que parfois, c’est juste que cela fonctionne bien ainsi. Il n’y a pas de raison de changer un modèle qui marche déjà bien. D’autant que les lecteur·rices ont leurs habitudes et que la presse indépendante n’en fait pas forcément partie. De manière générale, la tendance à l’évitement de l’information provoque une baisse de la pratique de lecture de la presse, et notamment la presse papier ; ce phénomène n’encourage pas les bibliothèques à proposer des revues souvent mal connues. Enfin, je note une baisse de budget des bibliothèques qui amène à des coupes budgétaires. Il arrive que certains titres de presse disparaissent des rayonnages des bibliothèques. Par manque d’argent, il y a un choix à effectuer. 

« La réussite d’une revue ou d’un magazine dans une bibliothèque se mesure principalement à partir des statistiques d’emprunt, c’est-à-dire le nombre de fois que chaque numéro a été consulté durant l’année. Ce qui échappe à ces données, c'est la lecture sur place. »

Comment les bibliothèques choisissent-elles de se séparer d’un titre ?

SM : La réussite d’une revue ou d’un magazine dans une bibliothèque se mesure principalement à partir des statistiques d’emprunt, c’est-à-dire le nombre de fois que chaque numéro a été consulté durant l’année. Ce qui échappe à ces données, c'est la lecture sur place. Je me souviens avoir dû me séparer d’une revue parce que je constatais qu’elle ne sortait pas des murs de la bibliothèque. Finalement, je me suis fait enguirlander parce que plusieurs usager·ères lisaient en réalité ce titre, mais sur place, sans l’emprunter.

Quel procédé les bibliothèques suivent-elles pour se procurer une revue ou un magazine ? 

SM : Il y a différents fonctionnements, tout dépend de la taille de la structure et de la nature de ses équipements. Pour la gestion des abonnements, certaines passent par ce que l’on appelle des « collecteurs » ou des agences d'abonnement qui permettent une centralisation des commandes. Dans ce cas, les bibliothèques ne sont en contact qu’avec un seul prestataire. Pour avoir travaillé avec ces collecteurs, c’est une relation purement transactionnelle, d’autant que l’on manque parfois d’informations. Il nous arrive de découvrir des factures parce que l’on ne nous informe pas forcément que le magazine, ou le prix de l’abonnement a augmenté. D’autres structures contactent individuellement chaque titre de presse. Comme il existe beaucoup de titres, ce système est beaucoup plus compliqué à gérer. 

À l’inverse, les éditeur·rices ont-ils·elles le réflexe de contacter les bibliothèques ?

SM : Souvent, ce sont de toutes petites équipes qui ne comptent pas leurs heures et n’ont pas le temps de s’y pencher. Il y a certainement également une méconnaissance du milieu des bibliothèques. C’est un fonctionnement très particulier. Les éditeurs et éditrices de presse indépendante font parfois des essais, sans succès parce qu’ils et elles n’ont pas forcément les bons contacts. Cela coûte du temps et de l’énergie d’appeler, de relancer, de trouver les bon·nes interlocuteur·rices. Les revues ont déjà beaucoup à faire pour se faire connaître du marché des particuliers. De leur côté, les bibliothécaires n’ont pas toujours les moyens de pousser très loin la réflexion sur l’offre à proposer à leurs usager·ères. Il serait certainement utile d’installer plus de médiation : organiser des activités et inviter des personnes spécialisées dans les titres en question. Par exemple, des illustrateurs ou des illustratrices. Mais la clé, c’est le temps. 

De ton côté, qu’est-ce qui t’a poussé à créer Bibliopresse et à te concentrer sur la diffusion des titres de presse indépendants dans les bibliothèques et médiathèques ? 

SM : Je trouvais cette froideur et cette méconnaissance mutuelle assez frustrante. Bibliopresse, c’est l’idée d’une agence d’abonnement avec la volonté de garder un lien humain entre les éditeur·rices de presse indépendante et les bibliothèques. J’ai conscience que le projet que je mène est un projet de niche. C’est un double engagement pour la presse papier indépendante et pour les bibliothèques. Il s'agit de garantir un accès libre aux titres de presse indépendants, car tout le monde n'a pas forcément les moyens de se les procurer. Les bibliothèques sont justement des lieux gratuits d’information. J’estime également que les grands groupes n’ont pas besoin de moi, tandis que la presse indépendante pourrait réellement bénéficier d’une mise en lumière au sein de lieux publics. L’idée, c’est aussi de bousculer les habitudes des lecteurs et lectrices et de participer au renouvellement de l’offre des bibliothèques pour sortir des sentiers battus et mettre en valeur les initiatives déployées en dehors des grands groupes de presse.

« Quand les casiers sont pleins, les magazines sont détruits ou recyclés. Parfois, les bibliothèques travaillent avec des associations pour éviter cela. Mais ce qui est bien avec les revues, c’est qu’il n’y a pas de date de péremption. Elles peuvent même intégrer les rayonnages des livres. »

D’où vient cet attachement à la presse indépendante ?

SM : C'est venu progressivement. J'ai travaillé pendant douze ans en bibliothèque et médiathèque. Au cours des dernières années, j’ai occupé divers postes me permettant de gérer les abonnements aux magazines dont les bibliothèques font usage. Je faisais en sorte de proposer des magazines qui plaisent aux lecteurs et lectrices, mais je me suis aperçu que les mêmes sujets revenaient souvent année après année, sur des thématiques répétitives et attendues. En tant que lecteur, je n’y trouvais plus vraiment mon compte entre les polémiques et les informations souvent pléthoriques et anxiogènes. Globalement, la confiance s’est également un peu abîmée. Mon intérêt pour les médias indépendants a grandi au moment du COVID car j’avais un nouveau besoin d’information. J’ai découvert tout un monde – des équipes, des indépendant·es qui font un travail immense, sur des sujets politiques, sociétaux, ou liés aux loisirs, au sport. Je me suis aperçu que je me retrouvais également dans leurs valeurs écologiques : le fait de ne pas surproduire, de ne pas imprimer en trop grande quantité, de ne pas faire de suremballage. Une vraie réflexion sur l’impact carbone et la durabilité, en somme. En bibliothèque, nous avons des kiosques avec des espaces confortables où les gens peuvent lire la presse. Quand les casiers sont pleins, les magazines sont détruits ou recyclés. Parfois, les bibliothèques travaillent avec des associations pour éviter cela. Mais ce qui est bien avec les revues, c’est qu’il n’y a pas de date de péremption. Elles peuvent même intégrer les rayonnages des livres. Une revue féministe pourrait tout à fait intégrer un rayon dédié. On peut les faire vivre dans le temps.

Comment sélectionnes-tu les titres de presse présents dans ton catalogue ? 

SM : J'ai regardé, via le périodique mensuel L’Âge de faire, le Fonds pour une presse libre, et l’association Un Bout des Médias quels étaient les médias indépendants existants. j’ai veillé à ce qu’ils ne fassent pas partie de grands groupes, qu’il n’y ait pas d’actionnariat et le moins possible de publicité à l’intérieur. Je tiens à ce que le modèle économique dépende des lecteurs et lectrices. Quand j’ai commencé mon travail de recherche, j’ai été très surpris du nombre de titres de presse papier indépendante. J’en ai contacté une centaine, certains sont sûrement passés sous les radars. Je trouve cela très rassurant, même si cela doit être compliqué pour eux de survivre face aux grands groupes. Ma volonté est de les rendre plus visibles. Je tiens également à assurer une diversité de thématiques et de publics cibles pour que le catalogue soit complémentaire et éviter une concurrence interne.

La presse papier indépendante peut parfois avoir une image très élitiste et parisienne. Cela ne t’inquiète pas ? 

SM : Non parce que j’ai l’impression que cette image est plutôt liée aux médias en général. En lisant les grands quotidiens nationaux, on ressent souvent ce prisme très parisien sur le traitement de l’information. Cela crée une déconnexion entre ce que racontent les journaux et la réalité des gens au quotidien. Mais quand j’ai commencé à faire ce travail de recherche en me demandant quels titres pourraient intégrer Bibliopresse, j’ai constaté que les médias indépendants ne se trouvent pas uniquement en région parisienne. Souvent, on trouve une vraie volonté de remettre les territoires et les initiatives locales au cœur de l’information. L’Âge de faire propose chaque année une carte des médias indépendants en France : en l’observant, on se rend compte qu’il y en a partout, avec une grande diversité de formats et de thématiques. Cela montre vraiment cette volonté des éditeur·rices d’essayer de faire une presse différente, malgré toutes les difficultés que cela représente : le coût du papier, les charges, etc. Il y a toute une réflexion et une passion pour l’information, pour le fait de raconter la société telle qu’elle est, et de montrer que les territoires sont dynamiques et méritent notre intérêt.

« On pourrait imaginer des médias qui s’installent dans des lieux en résidence, dans des boutiques éphémères. Des éditeur·rices pourraient se relayer pour tenir une sorte de kiosque… »

De plus en plus de médias indépendants nouent des partenariats avec des lieux afin d’être accessibles dans des cafés, des centres sociaux, sur les murs des rues. Après les bibliothèques, quelles pourront être les prochaines étapes ? 

SM : On peut s’inspirer de ce qu’il se passe à l’étranger. Il y a des initiatives en Italie où des médias indépendants font revivre des kiosques, avec une vraie affluence des jeunes générations. Je pense en effet qu’il existe toujours une vraie appétence pour le papier en France. Peut-être a-t-on besoin effectivement de casser les codes, de proposer des événements dans les villes. On pourrait imaginer des médias qui s’installent dans des lieux en résidence, dans des boutiques éphémères. Des éditeur·rices pourraient se relayer pour tenir une sorte de kiosque… Tout est possible. Après, cela demande du temps, de l’argent, un réseau. Mais je pense qu’il est crucial de remettre les médias au cœur de l’espace public. Face à la concentration des médias, il est d’autant plus nécessaire de faire connaître ces titres, de montrer qu’ils sont dignes de confiance pour éclairer sur l’écologie, sur les questions de société, etc. La notion d’éducation aux médias est également essentielle : les jeunes générations ont la volonté de faire bouger les choses. Si on leur montre qu'au niveau des médias, il existe une autre presse, je pense qu'ils pourront tout à fait s'y retrouver et promouvoir de leur côté cette façon de s’informer. 

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Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de veille.