Santé mentale et entrepreneuriat média, les conseils de Christelle Tissot, fondatrice de mūsae

Christelle Tissot est la fondatrice de mūsae, le média qui dédramatise et démocratise la santé mentale pour les jeunes générations. Management, structuration, déconnexion… Pour elle, le lancement d’un média ne peut se faire au détriment de son bien-être mental.

Marine Slavitch
Marine Slavitch

Pour les fondateurs et fondatrices de médias, jongler entre la préservation de leur santé mentale et la stabilité de leur projet représente parfois un défi délicat. Pourtant, un média en bonne santé ne peut être (bien) dirigé par une personne au bord de l’épuisement professionnel. Alors comment préserver son bien-être et éviter de transmettre son stress à ses équipes lorsque la pression s’accumule ? 

En 2021, Christelle Tissot a lancé mūsae, un média qui interroge et rend accessible la santé mentale pour les 18-35 ans. Le projet s’exprime aujourd’hui par des articles, des podcasts, des newsletters et des contenus pédagogiques sur Instagram et TikTok. De quoi faire de Christelle Tissot l’interlocutrice idéale pour lever le tabou de la santé mentale dans l’entrepreneuriat média. 

Christelle Tissot, fondatrice de mūsae

Bonjour Christelle, pourquoi mūsae ?

Il y a quelques années, j’ai été directement concernée par les enjeux liés à la santé mentale suite à une expérience traumatisante. Je me souviens, je cherchais des ressources pour me documenter mais je ne trouvais pas de média français, ou du moins francophone qui aborde le sujet avec un angle scientifique tout en restant accessible. J’avais besoin d’un média sociétal orienté vers les solutions. mūsae, c’est un peu le média que j’aurais aimé trouver à l’époque. Avant de me lancer, je travaillais pour Vice, un média américain. Les colonnes anglo-saxonnes du média abordaient la santé mentale comme un sujet de société. Cela m’a inspirée, j’ai eu envie d’explorer le sujet. 

Quels bénéfices découlent du choix de travailler en tant que créatrice de média par rapport à occuper un poste salarié au sein d’une entreprise médiatique bien établie ?

Clairement, la liberté de point de vue m’a motivée à créer mon média. Je choisis mes sujets, les personnes à qui je vais les confier, celles qui vont intervenir, le format, le support. Surtout, je considère mūsae comme un média engagé. Mon média a aussi une partie agence, mūsae lab, qui permet à la fois d’avoir un modèle économique et de collaborer avec des marques en essayant de faire bouger les lignes. Je peux aussi bien sûr choisir de travailler avec certains partenaires et pas d’autres. Au niveau du sens, de la liberté et de la créativité, je trouve l’expérience entrepreneuriale bien plus intéressante.

La partie agence de mūsae

Y a-t-il également des inconvénients ?

Au niveau des incertitudes et de l’insécurité, c’est limite. Au début, tu n’as pas de salaire qui tombe à la fin de chaque mois. Et tu ne sais jamais vraiment à quelle sauce tu vas être mangée. C’est parfois compliqué, notamment sur les réseaux sociaux où tu es un peu à la merci des algorithmes. Généralement, l’incertitude et l’insécurité financière ne font pas bon ménage. Il y a aussi un côté très solitaire, surtout quand tu te lances en solo et que tu n’as pas d’associé·es. C’est mon cas. J’ai commencé à monter la partie agence de mūsae en mars 2020, juste avant le Covid et franchement, je n’en menais pas large. Je me suis vraiment sentie coupée du monde, impossible de rencontrer qui que ce soit autrement que par Zoom. La solitude de l’entrepreneuriat peut être méga vertigineuse. 

Comment sortir de cet isolement ?

Ce n’est pas parce que tu es seul·e fondateur·ice de ton média que tu ne peux pas t’entourer. Il existe des lieux et des réseaux intéressants. En ce qui me concerne, j’ai été accompagnée par Médianes pour le lancement, fin 2020, de mūsae et par Creatis. J’ai eu des bureaux chez ces derniers pendant deux ans. C’est un lieu identifié en région parisienne comme étant un accompagnateur et facilitateur de projets médias et culture. Tu trouves un soutien, un regard extérieur, tu rencontres d’autres personnes qui sont dans le même cas que toi. On se donne vachement de conseils. Entre les entrepreneur·ses médias engagé·es, une solidarité existe. Bien entendu, il faut se rendre dans les bons réseaux, ceux qui nous ressemblent. Il existe aussi des réseaux de networking médias dans lesquels je ne me retrouve pas du tout. C’est important de rencontrer des gens qui partagent les mêmes valeurs, qui ont les mêmes visions et un peu les mêmes modèles économiques. 

Il y autre chose de très important, c’est de dépersonnifier son média. mūsae, ce n’est pas Christelle Tissot.

Comment as-tu géré le stress une fois le lancement passé ? 

J’ai déménagé partiellement. Depuis un an, j’habite entre Paris et Bruxelles. Le fait de partir de Paris me fait du bien et me permet de voir autre chose, de sortir de toute la comédie médiatique. Quand je suis à Paris, je cale beaucoup de rendez-vous, je rencontre des partenaires et des clients, je vois les gens. Mes équipes également sont plutôt basées à Paris. Et quand je suis à Bruxelles, j’ai plus de temps pour écrire, pour lire, pour me documenter, pour faire des interviews à distance. Cela me permet d’avoir un rythme de travail organisé en fonction de la ville où je suis. L’idée, c'est aussi de diversifier mon entourage. Parfois, je n’ai pas envie de parler de médias, de la santé mentale, de mon travail. J’ai besoin de m’entourer de personnes différentes pour me nourrir. Il y autre chose de très important, c’est de dépersonnifier son média. mūsae, ce n’est pas Christelle Tissot. J’essaie de créer une distance d’un point de vue personnel et émotionnel. Cela me permet par exemple de ne pas prendre personnellement les échecs, de pouvoir négocier avec un client l’esprit serein, et d’écrire avec un point de vue qui n’est pas uniquement le mien. C’est juste une boîte, en fait. Tout va bien. 

Arrives-tu à déconnecter pendant les congés ?

Quand je pars en vacances, je ne travaille pas. Je ne prends pas souvent de congés mais quand c’est le cas, ils sont sacrés. À part les grosses urgences, tout est organisé en amont pour qu'il y ait passation. Et inversement, quand les salarié·es sont en vacances ou sont à l'école, quand ils et elles sont en alternance, interdiction de leur envoyer des messages. Je n’aime pas faire les choses à moitié. Généralement, je prends deux semaines au mois d'août et une semaine à Noël. 

Définis-tu des limites auprès de tes interlocuteur·ices ? Comment procèdes-tu ?

Je suis très scolaire. Le travail, je le fais bien quand j’ai de vrais horaires. Je travaille du lundi au vendredi et toujours au bureau, que ce soit à Paris ou à Bruxelles. Bosser chez moi, cela me met dans une mauvaise dynamique. Tout se mélange, tu n’arrives plus à te détendre chez toi. Cela rejoint un peu cette histoire de personnification. Je n’aime pas quand il y a trop de porosité entre le pro et le perso. L'avantage, quand tu as un média sur la santé mentale, c'est que tes interlocuteur·ices le comprennent assez vite. Alors ils évitent de trop gratter. Ce serait assez malvenu.

Une newsletter de mūsae

Comment prendre soin de la santé mentale de ses salarié·es ?

La base, c’est de payer les gens correctement. Cela semble évident mais cela ne l’est pas forcément quand tu travailles dans les médias. Créer des fiches de poste très précises aussi, faire des points de parcours. Tous les trois mois, je fais un entretien à 360 degrés avec chacun·e de mes salarié·es. Je donne mes retours, je dresse des objectifs, ce qui a fonctionné, ce qui a moins bien fonctionné. Cela va dans les deux sens : pendant la seconde partie de l’entretien, on regarde comment je peux optimiser les choses, mieux faire, mieux m’organiser en tant que manager. Je travaille aussi beaucoup à mettre en avant les équipes, les personnes qui travaillent sur le média et font des contenus. mūsae, ce n’est pas un vision unique avec une seule personne, c’est une équipe. Après, on est flexibles sur le télétravail, forcément. Cela ne nous empêche pas de créer des rendez-vous : on se voit au minimum deux fois par mois en présentiel à Paris. Le reste du temps, chacun·e vient quand il ou elle veut au bureau. Y compris les pigistes avec qui on travaille. Les bureaux, ce n’est pas uniquement pour les salarié·es. C’est aussi pour les partenaires qui ont besoin d’un lieu pour travailler. 

Tu peux parfois te retrouver dans un schéma où tu demandes autant d'implication, de passion et d'engagement à tes salarié·es qu’à toi. Mais ce n'est pas leur boîte. Donc ce n'est pas pareil, c'est impossible.

Comment préserver ses équipes de la pression que l’on ressent pour son propre projet ?

C'est le plus compliqué, surtout quand tu n’as pas d’associé·es. Sans t’en rendre compte, tu peux parfois te retrouver dans un schéma où tu demandes autant d'implication, de passion et d'engagement à tes salarié·es qu’à toi. Mais en fait, ce n'est pas leur boîte. Donc ce n'est pas pareil, c'est impossible. C’est en cela que les temps de pause et de recul permettent de garder une certaine distance, de reposer les bases sur le rôle de chacun·e. Après, ce qui compte, c’est d’être dans l’échange. Je fais en sorte que la parole soit libérée à mūsae. Les gens ont la possibilité d’exprimer ce qui leur convient, ce qui ne leur convient pas, ce qu'ils aimeraient faire différemment. L’essentiel, c’est que le ou la fondateur·ice reste accessible. Cela passe aussi par organiser des moments où on sort du cadre, où on s’aère l’esprit, comme un séminaire d’équipe.

Faut-il absolument se jeter corps et âme dans un projet entrepreneurial pour que cela fonctionne ? 

Je pense qu'il faut surtout déconstruire les mythes et les clichés qu'on a sur l'entrepreneuriat et qui font un peu de mal, justement, à la santé mentale des entrepreneur·ses. Le storytelling actuel est dévastateur. Certain·es te disent que c'est hyper compliqué et que tu vas trop galérer, d’autres estiment qu’avec la start-up nation, c'est méga simple,que tu vas lever des millions et que la route est pavée de succès. Bien évidemment, la vérité réside entre les deux. Il faut être patient·e, se fixer des objectifs atteignables et quantifiables, pas à pas. Au début, j'avais tendance à vouloir trop en faire. Je voulais tout de suite monter, moi, un média bilingue sur la santé mentale. Je faisais tout, toute seule, en Anglais et en Français. C'est bien d'avoir un projet abouti en ligne de mire, mais c'est beaucoup trop pour une seule personne et pour le début d'un média. On va déjà tester quelques contenus et après, on traduira, on adaptera. 

Et en cas d’échec ?

Dans l'entrepreneuriat, on voit l’échec comme une fin de non-recevoir alors que cela fait partie des enseignements et de l’évolution. Il y a des choses qui ne marcheront pas et c’est tant mieux parce que cela permet de réajuster. L’essentiel, c’est de se fixer des objectifs atteignables et de les célébrer quand on les atteint.On a tendance à se flageller sur les échecs, mais à ne pas célébrer les succès. Chaque année, j'organise l'anniversaire de mūsae. Ça me fait kiffer. Il y a du stand-up, des DJ sets, des expos. C’est comme cela qu’on a fêté nos deux ans au pavillon des Canaux à Paris, l’année dernière. J’ai passé un moment génial, hyper festif. En plus, on peut voir les gens qui suivent notre média en vrai et échanger avec eux.

Comment savoir si l’entrepreneuriat est fait pour soi ?

C’est un milieu dans lequel il faut être capable de naviguer avec l’incertitude et l’insécurité. Je ne pense pas que cela soit donné à tout le monde et ce n’est pas grave. Il y a mille manières de monter des projets. Un·e entrepreneur·se, c’est quelqu’un de résilient, qui sait se remettre en question par rapport à ses contenus, ses client·es, ses salarié·es. C’est aussi quelqu’un capable de se remettre en question, de rassembler, de fédérer. On doit être en mesure d’embarquer les gens dans une vision et de la faire vivre. Enfin, je pense qu’il faut connaître ses limites et ses besoins pour apprendre à dire non. Parce que c'est important de dire non. Tu peux vite tomber dans le FOMO [Acronyme de « Fear of missing out », soit la peur de manquer quelque chose, NDLR. ] de l’entrepreneur·se. Tu veux être partout, tout le temps, à tel truc, tel dîner, pour tel projet. Il faut apprendre à hiérarchiser et s’octroyer des pauses. Cela calme le jeu de l’anxiété. 


Pour aller plus loin

Des ressources chez mūsae

  • Pourquoi la santé mentale est-elle si taboue chez les entrepreneur·ses ?  Agnès Sanso, entrepreneuse et activiste de la santé mentale répond aux questions de Christelle Tissot dans cette newsletter.
  • Plus de 50% des entrepreneur·ses souffrent de problèmes de santé mentale depuis la crise du COVID. C’est votre cas ? Plein de ressources pour vous aider à comprendre ce phénomène et aller mieux.
  • Qu’est-ce que le FOMO et comment en sortir ? Un talk vidéo avec les fondatrices du média inclusif Nous Fomo spécialisé sur la santé mentale.

Et chez Médianes

  • Une idée de média vous trotte dans la tête ? Vous souhaitez développer davantage votre projet existant ? Cette fiche est construite de manière progressive afin de vous permettre de structurer votre projet et d’aboutir votre idée, pas à pas.
  • Comment s’assurer que chacun·e puisse partir l’esprit tranquille, sans avoir l’impression de laisser un immense chantier derrière lui/elle ? On vous glisse quelques pratiques que nous avons chez Médianes pour couper en toute sérénité. 
  • Depuis 2020, le projet de Médianes s'est pensé à distance, et l'équipe s'est peu à peu agrandie. Nous avons souhaité organiser notre travail selon quelques principes que nous partageons aujourd'hui avec vous. Voici notre propre étude de cas.
  •  « La fin ne justifie jamais les moyens. Les seules personnes qui peuvent prendre des risques sur un média doivent être actionnaires et le faire en pleine connaissance de cause », explique Valentin Levetti, fondateur du média Stupid Economics dans cet épisode de notre podcast Chemins.
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Médianes, le studio, accompagne mūsae depuis son lancement en 2021.
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Marine Slavitch Twitter

Marine Slavitch est journaliste chez Médianes. Elle est cheffe de rubrique, en charge de la newsletter de veille.